Un long diamnche de fiançailles
Document 1
« Le cinquième, le dernier des soldats aux bras liés dans le dos, celui-là était un Bleuet, sobriquet1 de la classe 172, il lui manquait cinq mois pour avoir vingt ans.
Il avait peur de la guerre et de la mort, comme presque tout le monde, mais peur aussi du vent, annonciateur des gaz, peur d’une fusée déchirant la nuit, peur du canon des siens, peur de son propre fusil, peur du bruit des torpilles3, peur de la mine qui éclate et engloutit une escouade, peur de l’abri inondé qui te noie, de la terre qui t’enterre, peur des rats qui t’attendent et viennent pour l’avant-goût te flairer dans ton sommeil, peur des poux, des morpions, peur de tout.
Il n’était pas le même avant la tuerie, il était tout le contraire, bravant l’océan sur le bateau de son père, toujours volontaire aux feux de forêt. Même au front, les premiers temps, il s’était montré brave.
Et puis il y avait eu une torpille, une de trop, un matin d’été. L’explosion ne l’avait pas touché, seulement projeté en l’air de son souffle, mais il s’était relevé, il était couvert du sang d’un camarade, couvert tout entier de sang et de chairs qu’on ne pouvait plus reconnaître, il en avait jusque dans la bouche, il crachait l’horreur, il en hurlait. Oui, il hurlait sur le champ de bataille, devant Buscourt, en Picardie, et il arrachait ses vêtements et il pleurait. On l’avait ramené nu.
Une nuit qu’il était de guet dans la tranchée, il avait allumé une cigarette et il avait élevé la main droite au-dessus du parapet, protégeant sous ses doigts une petite lueur rouge, et il était resté ainsi longtemps, le bras en l’air, priant Dieu de lui accorder la fine blessure. Il avait eu affaire à un bon tireur car il avait suffi d’une balle. Elle lui avait arraché la moitié de la main, le chirurgien avait coupé le reste. »
Sébastien Japrisot, Un Long dimanche de fiançailles, Ed. Folio, extraits p.26-29
1- Surnom familier. 2- L’appelé a 20