Extrait de la peste - albert camus
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Quand je suis entré dans ce métier, je l’ai fait abstraitement, en quelque sorte, parce que j’en avais besoin, parce que c’était une situation comme les autres, une de celles que les jeunes gens se proposent. Peut-être aussi parce que c’était particulièrement difficile pour un fils d’ouvrier comme moi. Et puis il a fallu voir mourir. Savez-vous qu’il y a des gens qui refusent de mourir ? Avez-vous jamais entendu une femme crier : « Jamais ! » au moment de mourir ? Moi, oui. Et je me suis aperçu alors que je ne pouvais pas m’y habituer. J’étais jeune et mon dégoût croyait s’adresser à l’ordre même du monde. Depuis, je suis devenu plus modeste. Simplement, je ne suis toujours pas habitué à voir mourir. Je ne sais rien de plus. Mais après tout… Rieux se tut et se rassit. Il se sentait la bouche sèche. - Après tout ? dit doucement Tarrou. - Après tout…, reprit le docteur, et il hésita encore, regardant Tarrou avec attention, c’est une chose qu’un homme comme vous peut comprendre, n’est-ce pas, mais puisque l’ordre de monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu’on ne croie pas en lui et qu’on lutte de toutes ses forces contre la mort, sans lever les yeux vers le ciel où il se tait. - Oui, approuva Tarrou, je peux comprendre. Mais vos victoires seront toujours provisoires, voilà tout. Rieux parut s’assombrir. - Toujours, je le sais. Ce n’est pas une raison pour cesser de lutter. - Non, ce n’est pas une raison. Mais j’imagine alors ce que doit être cette peste pour vous. - Oui, dit Rieux. Une interminable défaite.
Extrait de La Peste - Albert