Brodeck excipit
p. 373-375
L’excipit
1 C’était une belle nuit, froide et claire, une nuit qui d’ailleurs ne semblait pas vouloir se terminer, qui prenait plaisir à paresser dans son encre, à s’y tourner et retourner comme on aime parfois demeurer au matin entre des draps empreints de chaleur. J’ai contourné la ferme du Maire. J’entendais les porcs remuer dans leur enclos. J’ai vu aussi Lise, la Keinauge, traverser la cour, en 5 tenant à la main un seau qui paraissait rempli de lait et qui débordait au gré de ses pas, laissant échapper derrière elle un peu de sa blancheur. J’ai marché. J’ai traversé la Staubi sur le vieux pont de pierre. Je me suis arrêté un moment pour entendre une dernière fois son murmure. Cela raconte beaucoup de choses une rivière, pour peu que l’on sache l’écouter. Mais les gens n’écoutent jamais ce que leur racontent les rivières, ce 10 que leur racontent les forêts, les bêtes, les arbres, le ciel, les rochers des montagnes, les autres hommes. Il faut pourtant un temps pour dire, et un temps pour écouter. Poupchette ne s’était pas réveillée encore, et Fédorine somnolait. Emélia seule avait les yeux grands ouverts. Je les portais toutes trois sans mal. Je ne ressentais aucune fatigue. Peu après le pont, j’ai aperçu à une cinquantaine de mètres de moi l’Ohnmeist. Il paraissait m’attendre, comme 15 s’il voulait me montrer le chemin. Il s’est mis en route, d’un petit trot, et m’a précédé ainsi pendant plus d’une heure. Nous sommes montés par le sentier en direction plateau du Haneck. Nous avons traversé les grands bois de résineux. Il y avait de bonnes odeurs de mousse et d’épines. De la neige formait au pied des grands sapins des corolles claires et le vent faisait se balancer la cime des arbres et craquer un peu leurs troncs. Lorsque nous sommes arrivés à la limite supérieure de la forêt et que 20 nous avons commencé à marcher sur les chaumes du Bourenkopf, l’Ohnmeist a couru pour grimper sur