Peut-on concevoir une histoire de l’avenir ? L’une des spécificités de la philosophie de l’histoire est qu’elle considère que cette question, pour paradoxale qu’elle soit, a néanmoins un sens. L’historien n’est prophète que du passé, il explique rétrospectivement ce que les hommes auraient pu prévoir. Le philosophe peut se faire prophète de l’avenir, dès lors qu’il décrit l’histoire future de l’humanité extrapolée à partir des événements passés. En témoigne l’un des derniers opuscules kantien, Le Conflit des facultés (1798), dont la deuxième section se propose d’esquisser les grandes lignes d’une « histoire augurale de l’humanité » (wahrsagende Geschichte der Menschheit)1. Kant situe son entreprise à égale distance de la prédiction scientifique, basée sur les lois de la nature qui font en l’occurrence défaut dans le domaine des actions humaines, et du discours prophétique (weissagend, prophetisch), qui prétend procéder d’une inspiration surnaturelle. Comment le philosophe peut-il élaborer une histoire du futur ? « Sous forme de récit historique augural de ce qui nous attend dans l’avenir, c’est-à-dire comme présentation possible a priori des événements qui doivent advenir. – Mais comment une histoire a priori est-elle possible ? – Réponse : quand l’augure (Wahrsager) fait et organise lui-même les événements qu’il annonce à l’avance2 ». Cette réponse formule l’idée que les hommes peuvent faire leur propre histoire, mais sur le mode encore équivoque de l’ironie. Kant donne en effet dans la suite du texte l’exemple de prophètes qui, à force de prédire la décadence de leur État, finissaient par la provoquer. D’une manière générale, la prédiction se heurte selon lui à l’imprévisibilité de la liberté humaine, qui n’exclut pas une possible régression. La destruction du genre humain par une catastrophe naturelle