Texte Le Spectateur Fran Ais
Auteur : Marivaux
[…] De tous les mensonges, le plus difficile à bien faire, c’est celui par qui nous voulons feindre d’ignorer une vérité glorieuse à nos rivaux ; notre amour-propre, avec toute sa souplesse, est alors défaillant en ce point, qu’il ne peut dans ses fourberies se déprendre de la passion qui l’agite: cette passion le suit; il ne peut se l’assujettir, ni la sous- traire ; elle est empreinte dans tout ce qu’il nous fait dire ; on la voit, et cela trahit sa malice, et l’en punit. J’ai une preuve toute récente de ce que je dis. Je suis à la campagne, et hier je rendis visite à une dame assez jolie, et d’un assez bon air. Je ne la connaissais pas encore, et des amis communs m’avaient mené chez elle. Dans la conversation, on vint à parler d’une autre dame, voisine de celle chez qui j’étais, et que je devais voir aussi le lendemain pour la première fois. C’est une fort aimable femme, dit alors quelqu’un de la compagnie. À cela, pas un mot de réponse de la part de la dame qui était présente ; mais en revanche, question subite faite à propos de rien, sur le temps que j’avais envie de passer à la campagne. Bon ! dis-je en moi-même, bon ! pour la dame dont on a parlé, elle est aimable, c’est un fait, et peut-être plus aimable que celle à qui je parle (qui ne l’était pourtant pas mal) : ce peut-être que je formais se convertit bientôt en certitude. Quelqu’un reprit le discours sur la dame dont le silence de l’autre avait ébauché l’éloge, et dit : On m’assurait, l’autre jour, que son mari était jaloux, et il est vrai qu’on peut l’être à moins. Lui, jaloux ! répondit-elle alors ; c’est un conte que cela. Mme *** est d’une conduite si sage que cette faiblesse-là ne serait pas pardonnable à son mari ; et d’ailleurs, c’est une femme qui a beaucoup d’agréments, il est vrai ; mais n’avez-vous pas remarqué qu’elle est d’une physionomie extrêmement triste ? Il me semble que non, reprit un de