Que l’homme ait la capacité de rire, il suffit d’observer le réel pour en être assuré. Qui n’a pas été secoué d’un rire irrépressible à la vue d’un homme glissant sur une peau de banane, du professeur tombant de son estrade ou se ridiculisant dans un lapsus éloquent ? Les éclats de rire sont une donnée de fait. Ce qui ne va pas de soi, en revanche, c’est l’amplitude de cette capacité. Est-elle illimitée ? L’homme a-t-il le pouvoir de rire de tout ? L’exemple des humoristes nous donne à voir que rien ne semble échapper à leur inépuisable esprit facétieux. D’où notre étonnement. Qu’est-ce que le risible et pourquoi certains ont-ils la faculté de rire de ce qui fait pleurer d’autres ou pourquoi déclenchent-ils au lieu du rire salvateur, la colère haineuse qui se déchaîne régulièrement dans notre actualité ? Pour autant cette capacité est-elle toujours au-dessus de tout soupçon ? Certains rires ne sont-ils pas de nature à susciter certains scrupules moraux ? Peut-on s’autoriser n’importe quel rire, autrement dit se sent-on le droit de rire de manière illimitée ? La question est d’ordre moral ; elle invite à pointer l’ambiguïté du rire et en particulier les sources impures auxquelles il peut s’alimenter. Reste que, quels que soient les scrupules moraux qu’une certaine pratique du rire fonde, la question est, en dernière analyse, de savoir s’il est légitime de traduire ces réserves en interdits juridiques. Faut-il interdire de rire et organiser une police des mœurs, ce qui est le propre de tous les totalitarismes ou bien faut-il sauvegarder la liberté souveraine de l’esprit ? Certes celle-ci doit être prudente et affranchie de la part d’ombre qui la trahit, mais faire le jeu des susceptibilités humaines ou du goût des idoles n’est-ce pas toujours pour l’humanité bafouer ce qui fait sa supériorité et sa dignité ?