Oh les beaux jours
Mais Winnie ne lui en tient pas rigueur. Il faut dire qu'elle ne manque pas de ressources : enterrée jusqu'aux nénés, puis jusqu'au cou dans un mamelon de terre aride, elle se trouve une foule d'occupations. Essuyer ses lunettes, se coiffer, se brosser les dents, mettre sa toque, l'enlever, farfouiller dans son cabas pour faire amoureusement l'inventaire des menus objets qu'il contient, tout cela l'aide à "tirer sa journée". Et surtout, pour conjurer l'ennui et la décrépitude qui menacent, pour peupler le vaste désert de son existence, elle se saoule de paroles plus ou moins décousues. Comme une poule dont on aurait tranché la tête, elle continue vaille que vaille, non à courir, mais à caqueter. Winnie ne se plaint jamais. Même si les souvenirs s'effilochent et si les mots la lâchent, même si elle constate la diminution inexorable du dentifrice et du rouge à lèvres dans leurs tubes, elle se réjouit de pouvoir vivre encore d'aussi merveilleuses journées. Heureuse, Winnie ? Hélas, dans le silence qui entrecoupe le ruissellement irraisonné des mots, dans sa hantise que quelque chose vienne troubler l'immuable et absurde routine, dans les rares moments de lucidité et de doute, on sent pointer une douloureuse fêlure.
Tragédies des existences manquées, des opportunités perdues, les pièces et les romans de Beckett nous montrent des humains semblables à nous-mêmes, emmurés dans des prisons consenties, étouffés par la sourdine