lorsque j'étais une oeuvre d'art
Texte N° 1.
J'ai toujours raté mes suicides.
J'ai toujours tout raté, pour être exact : ma vie comme mes suicides.
Ce qui est cruel, dans mon cas, c'est que je m'en rends compte. Nous sommes des milliers sur Terre à manquer de force, d'esprit, de beauté ou de chance, or ce qui fait ma malheureuse singularité, c'est que j'en suis
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conscient. Tous les dons m'auront été épargnés sauf la lucidité.
Rater ma vie, soit... mais rater mes suicides ! J'ai honte de moi. Incapable d'entrer dans la vie et pas fichu d'en sortir, je me suis inutile, je ne me dois rien. Il est temps d'insuffler un peu de volonté à mon destin. La vie, j'en ai hérité ; la mort, je me la donnerai !
Voilà ce que je me disais, ce matin-là, en regardant le précipice qui s'ouvrait sous mes pieds. Si loin que
10 portaient mes yeux, ce n'étaient que ravins, crevasses, pointes rocheuses poignardant les arbustes, et, plus bas, un moutonnement d'eaux immense, furieux, chaotique, comme un défi à l'immobile. J'allais pouvoir gagner un peu d'estime de moi-même en me tuant. Jusqu'à ce jour, mon existence ne m'avait rien dû : j'avais été conçu par négligence, j'étais né par expulsion, j'avais grandi par programmation génétique, bref je m'étais subi. J'avais vingt ans et ces vingt ans aussi, je les avais subis. Par trois fois j'avais tenté de reprendre le contrôle et, par trois fois,
15 les objets m'avaient trahi : la corde où je souhaitais me pendre avait rompu sous mon poids, les somnifères s'étaient révélés des pilules placebos et la bâche d'un camion qui passait m'avait reçu douillettement malgré cinq étages de chute. Ici, j'allais pouvoir m'épanouir, la quatrième fois serait la bonne.
La falaise de Palomba Sol était réputée pour ses suicides. Pointue, excessive, surplombant les flots rageurs de cent quatre-vingt-dix-neuf mètres, elle offrait aux corps qui s'y jetaient au moins trois occasions très
20 sûres de devenir des