Lettre à une élève
Chère petite,
Il y a longtemps que je veux vous écrire, mais le travail d'usine n'incite guère à la correspondance. Comment avez-vous su ce que je faisais ? Par les sœurs Dérieu, sans doute ? Peu importe, d'ailleurs, car je voulais vous le dire. Vous, du moins, n'en parlez pas, même pas à Marinette, si ce n'est déjà fait. C'est ça le « contact avec la vie réelle » dont je vous parlais. Je n'y suis arrivée que par faveur; un de mes meilleurs copains connaît l'administrateur délégué de la Compagnie, et lui a expliqué mon désir; l'autre a compris, ce qui dénote une largeur d'esprit tout à fait exceptionnelle chez cette espèce de gens. De nos jours, il est presque impossible d'entrer dans une usine sans certificat de travail – surtout quand on est, comme moi, lent, maladroit et pas très costaud.
Je vous dis tout de suite – pour le cas où vous auriez l'idée d'orienter votre vie dans une direction semblable – que, quel que soit mon bonheur d'être arrivée à travailler en usine, je ne suis pas moins heureuse de n'être pas enchaînée à ce travail. J'ai simplement pris une année de congé « pour études personnelles ». Un homme, s'il est très adroit, très intelligent et très costaud, peut à la rigueur espérer, dans l'état actuel de l'industrie française, arriver dans l'usine à un poste où il lui soit permis de travailler d'une manière intéressante et humaine; et encore les possibilités de cet ordre diminuent de jour en jour avec les progrès de la rationalisation. Les femmes, elles, sont parquées dans un travail tout à fait machinal, où on ne demande que de la rapidité. Quand je dis machinal, ne croyez pas qu'on puisse rêver à autre chose en le faisant, encore moins réfléchir. Non, le tragique de cette situation, c'est que le travail est trop machinal pour offrir matière à la pensée, et que néanmoins il interdit toute autre pensée. Penser, c'est aller moins vite; or il y a des normes de vitesse, établies par des bureaucrates impitoyables, et qu'il