Les hommes ont des préjugés. Ils louent et condamnent à tour de bras, sans prendre le temps d’examiner la valeur de leur pensée. Est-ce impatience, habitude ou nécessité ? Un préjugé est un jugement à l’emporte-pièce. On qualifie sans avoir vraiment analysé, on estime sans soupeser, ou on condamne sans charge. La foi n’est-elle pas irrationnelle ? Une culture sans écriture n’est-elle pas sous-développée ? Le bonheur n’est-il pas une perfection rêvée ? Certaines choses semblent si naturelles qu’on se demande comment on pourrait ne pas les penser. Les préjugés sont d’abord des évidences. Comment donc les supprimer ? Peut-on venir à bout de ce qu’il y a de plus naturel dans l’ordre de la pensée ? Descartes rappelait qu’on résiste difficilement à la force des évidences, même fausses. Le préjugé est naturel, il appartient à notre condition. Des préjugés ne sont pourtant pas des pensées. Ils existent justement parce qu’ils n’ont pas été jugés : les préjugés ne témoignent pas d’une nature viciée, mais d’un jugement qui n’a pas été effectué. En finir avec les préjugés, c’est donc décider de bien juger. Supprimer les préjugés est une affaire de volonté, c’est pourquoi on appelle le doute de Descartes pour trouver la vérité un doute volontaire. Mais la volonté peut manquer. L’action, l’intérêt, les passions finiront-ils jamais de fragiliser cet effort de vérité ? Au-delà de ces obstacles, la difficulté d’une pensée sans préjugé vient de sa nature. La pensée est un mouvement, disait Platon, et une vérité qui cesse d’être méditée devient une opinion, un_ cadavre _de vérité, écrivait Hegel. Ce qui est connu comme vrai, même vrai, devient un préjugé dès qu’il cesse d’être médité. Ce qui est bien connu devient pour cette raison même mal connu. C’est le temps qui rend difficile la fin des