J’étois alors en Allemagne, où l’occasion des guerres qui n’y sont pas encore finies m’avoit appelé ; et comme je retournois du couronnement de [133] l’em- pereur vers l’armée, le commencement de l’hiver m’arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n’ayant d’ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurois tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j’avois tout le loisir de m’entretenir de mes pensées. Entre lesquelles l’une des premières fut que je m’avisai de considérer que souvent il n’y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu’en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit- on que les bâtiments qu’un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d’être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de rac- commoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avoient été bâties à d’autres fins. Ainsi ces anciennes cités qui, n’ayant été au commencement que des bour- gades, sont devenues par succession de temps de grandes villes, sont ordinaire- ment si mal compassées, au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace a sa fantaisie dans une plaine, qu’encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d’art qu’en ceux des autres, toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on diroit que c’est plutôt la fortune que la volonté de
[134] quelques hommes usants de raison, qui les a ainsi disposés. Et si on consi- dère qu’il y a eu néanmoins de tout temps quelques officiers qui ont eu charge de prendre garde aux bâtiments des particuliers, pour les faire servir à l’ornement du public, on connoîtra bien qu’il est malaisé, en ne travaillant que sur les ouvrages d’autrui, de faire des choses fort accomplies. Ainsi je m’imaginai que les peuples qui, ayant été