L'HUÎTRE ET LES PLAIDEURS
Une Huître que le flot y venait d'apporter :
Ils l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent ;
A l'égard de la dent il fallut contester.(2)
L'un se baissait déjà pour amasser (1) la proie ;
L'autre le pousse, et dit : Il est bon de savoir Qui de nous en aura la joie.
Celui qui le premier a pu l'apercevoir
En sera le gobeur ; l'autre le verra faire. Si par là on juge l'affaire,
Reprit son compagnon, j'ai l'oeil bon, Dieu merci. Je ne l'ai pas mauvais aussi,(3)
Dit l'autre, et je l'ai vue avant vous, sur ma vie.
Eh bien ! vous l'avez vue, et moi je l'ai sentie. Pendant tout ce bel incident,
Perrin Dandin arrive : ils le prennent pour juge.
Perrin fort gravement ouvre l'Huître, et la gruge, (4) Nos deux Messieurs le regardant.
Ce repas fait, il dit d'un ton de Président :
Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille
Sans dépens, et qu'en paix chacun chez soi s'en aille.
Mettez ce qu'il en coûte à plaider aujourd'hui ;
Comptez ce qu'il en reste à beaucoup de familles ;
Vous verrez que Perrin tire l'argent à lui,
Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles (5)
On ne connaît pas la source de cette fable publiée pour la première fois en 1671, traitée aussi par Boileau, sensiblement dans les mêmes années...Peut-être est-elle issue d'une ancienne comédie italienne rapportée au père de Boileau...
La fable de La Fontaine est nettement plus élégante et originale que celle de Boileau...
(1) Ici : ramasser
(2) plaider, discuter..
(3) non plus
(4) la mange (gruger : mot burlesque pour dire "manger" Dict. Richelet)
(5) donner à quelqu'un son sac et ses quilles : proverbe pour congédier quelqu'un (d'après dict. Richelet). Ici : évocation du petit sac de toile où sont les pièces du procès