L'ogre et la fée
– Ben oui, mangé, madame la Fée… Pourquoi cette furie ? On ne mange donc pas les enfants, chez vous ? N'avez-vous pas lu les contes ? Depuis la nuit des temps, c'est notre pain quotidien, à nous autres ogres, de manger les petits enfants… Ça s'appelle, je crois, quelque chose comme la tradition… Et les traditions, il faut les respecter ! « C'est même "trrradition rrrrusse », disait mon grand-père de Moscou, avec son accent de là-bas…
– Les traditions, les traditions… Elles ne justifient pas un meurtre, surtout celui d'un innocent !
– Il n'y a pas que ça ! Il faut me comprendre : j'avais fait une longue route pour venir vous présenter mes hommages, enfin mes ograges. Je crevais littéralement de faim… Je n'ai pas beaucoup de culture, mais il me semble qu'un écrivain connu dont je ne me rappelle pas le nom – excusez, je n'ai pas seulement des creux à l'estomac, j'ai aussi des trous de mémoire – a dit fort justement : « Dans le monde, il n'existe aucune sauce comparable à la faim1. » C'est beau, non ?
– Oh ! n'essayez pas de noyer le poisson avec de la littérature ! Si tous les gens qui ont faim mangeaient les enfants, où en serions-nous ? Quel malheur ! Un joli enfant, un être vivant… plein de santé…
– Mais, madame la Fée, révérence parler, ne mangez-vous pas des êtres vivants, vous aussi ? Nos frères les moutons, les veaux, les vaches se plaignent-ils que vous les dévoriez ? Mieux encore, vous les faites rôtir et vous les découpez… Barbarie que cela, convenez-en… Moi au moins je ne l'ai pas fait souffrir, votre marmot !
– Mais nous ne les mangeons pas vivants !
– Pas vivants ? Et les huîtres, alors ? Gobées, après les avoir sadiquement torturées avec force citron ! Moi, au moins, je ne l'ai pas assaisonné !
Et puis, voyez-vous, c'est un peu votre faute : pourquoi l'avez-vous fait si rose, si joufflu si appétissant, si… ? Et en plus, « nourri de crème et de brioche » : deux repas en un, en somme