C’est une entreprise hardie que d’aller dire aux hommes qu’ils sont peu de chose. Chacun est jaloux de ce qu’il est, et on aime mieux être aveugle que de connaître son faible ; surtout les grandes fortunes veulent être traitées délicatement ; elles ne prennent pas plaisir qu’on remarque leur défaut : elles veulent que, si on le voit, du moins on le cache. Et toutefois, grâce à la mort, nous en pouvons parler avec liberté. Il n’est rien de si grand dans le monde qui ne reconnaisse en soi-même beaucoup de bassesse, à le considérer par cet endroit-là. Vive l’Éternel ! ô grandeur humaine, de quelque côté que je t’envisage, sinon en tant que tu viens de Dieu et que tu dois être rapportée à Dieu, car, en cette sorte, je découvre en toi un rayon de la Divinité qui attire justement mes respects ; mais, en tant que tu es purement humaine, je te le dis encore une fois, de quelque côté que je t’envisage, je ne vois rien en toi que je considère, parce que, de quelque endroit que je te tourne, je trouve toujours la mort en face, qui répand tant d’ombres de toutes parts sur ce que l’éclat du monde voulait colorer, que je ne sais plus sur quoi appuyer ce nom auguste de grandeur, ni à quoi je puis appliquer un si beau titre. […]
Qu’est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu ? J’entre dans la vie pour en sortir bientôt ; je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra disparaître. Tout nous appelle à la mort : la nature, presque envieuse du bien qu’elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu’elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu’elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit être éternellement dans le commerce : elle en a besoin pour d’autres formes, elle la redemande pour d’autres ouvrages.
Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu’ils croissent et qu’ils avancent, semble nous pousser de l’épaule, et nous dire : Retirez-vous, c’est maintenant