L'artiste engagé_ Albert Camus
Que peut faire l'artiste dans le monde d'aujourd'hui ?
On ne lui demande ni d'écrire sur les coopératives ni, inversement, d'endormir en lui-même les souffrances souffertes par les autres dans l'histoire. Et puisque vous m'avez demandé de parler personnellement, je vais le faire aussi simplement que je le puis. En tant qu'artistes nous n'avons peut-être pas besoin d'intervenir dans les affaires du siècle. Mais en tant qu'hommes, oui. Le mineur qu'on exploite ou qu'on fusille, les esclaves des camps, ceux des colonies, les légions de persécutés qui couvrent le monde ont besoin, eux, que tous ceux qui peuvent parler relaient leur silence et ne se séparent pas d'eux. Je n'ai pas écrit, jour après jour, des articles et des textes de combat, je n'ai pas participé aux luttes communes parce que j'ai envie que le monde se couvre de statues grecques et de chefs-d'œuvre. L'homme qui, en moi, a cette envie existe. Simplement, il a mieux à faire à essayer de faire vivre les créatures de son imagination. Mais de mes premiers articles jusqu'à mon dernier livre, je n'ai tant, et peut-être trop, écrit que parce que je ne peux m'empêcher d'être tiré du côté de tous les jours, du côté de ceux, quels qu'ils soient, qu'on humilie et qu'on abaisse. Ceux-là ont besoin d'espérer, et si tout se tait, ou si on leur donne à choisir entre deux sortes d'humiliation, les voilà pour toujours désespérés et nous avec eux. Il me semble qu'on ne peut supporter cette idée, et celui qui ne peut la supporter ne peut non plus s'endormir dans sa tour. Non par vertu, on le voit, mais par une sorte d'intolérance quasi organique, qu'on éprouve ou qu'on n'éprouve pas. J'en vois, pour ma part, beaucoup qui ne l'éprouvent pas, mais je ne peux envier leur sommeil.
Albert Camus, « L'artiste et son temps », Actuelles II, Chroniques 1948-1953, © éditions Gallimard.