texte Paul et Virginie
Vous autres Européens, dont l'esprit se remplit dès l'enfance de tant de préjugés contraires au bonheur, vous ne pouvez concevoir que la nature puisse donner tant de lumières et de plaisirs. Votre âme, circonscrite dans une petite sphère de connaissances humaines, atteint bientôt le terme de ses jouissances artificielles: mais la nature et le coeur sont inépuisables. Paul et Virginie n'avaient ni horloges, ni almanachs, ni livres de chronologie, d'histoire, et de philosophie. Les périodes de leur vie se réglaient sur celles de la nature. Ils connaissaient les heures du jour par l'ombre des arbres; les saisons, par les temps où ils donnent leurs fleurs ou leurs fruits; et les années, par le nombre de leurs récoltes. Ces douces images répandaient les plus grands charmes dans leurs conversations. "Il est temps de dîner, disait Virginie à la famille, les ombres des bananiers sont à leurs pieds"; ou bien: "La nuit s'approche, les tamarins ferment leurs feuilles. - Quand viendrez-vous nous voir? lui disaient quelques amies du voisinage. - Aux cannes de sucre, répondait Virginie. - Votre visite nous sera encore plus douce et plus agréable, reprenaient ces jeunes filles." Quand on l'interrogeait sur son âge et sur celui de Paul: "Mon frère, disait-elle, est de l'âge du grand cocotier de la fontaine, et moi de celui du plus petit. Les manguiers ont donné douze fois leurs fruits, et les orangers vingt-quatre fois leurs fleurs depuis que je suis au monde." Leur vie semblait attachée à celle des arbres comme celle des faunes et des dryades: ils ne connaissaient d'autres époques historiques que celles de la vie de leurs mères, d'autre chronologie que celle de leurs vergers, et d'autre philosophie que de faire du bien à tout le monde, et de se résigner à la volonté de Dieu.
Après tout qu'avaient besoin ces jeunes gens d'être riches et savants à notre manière? Leurs besoins et leur ignorance ajoutaient encore à leur félicité. Il n'y avait point de jour