Rabelais chapitre lvi
CHAPITRE LVI
(…) Alors, il nous jeta sur le tillac de pleines poignées de paroles gelées, et elles ressemblaient à des dragées perlées de diverses couleurs. Nous y vîmes des mots de gueule, des mots de sinople, des mots d’azur, des mots de sable, des mots dorés. Après avoir été échauffés entre nos mains, ils fondaient comme neige, et nous les entendions réellement, mais nous ne les comprenions pas car c’était un langage barbare. Un seul fit exception, assez gros, qui, Frère Jean l’ayant échauffé entre ses mains, produisit un son semblable à celui que font les châtaignes jetées dans la braise sans être entamées, lorsqu’elles éclatent, et nous fit tressaillir de peur. « C’était, dit Frère jean, un coup de fauconneau, en son temps. » Panurge demanda à Pantagruel de lui en donner encore. Pantagruel lui répondit que donner sa parole était acte d’amoureux. « Vendez-m’en donc, disait Panurge.
- Vendre des paroles, c’est ce que font les avocats, répondit Pantagruel. Je vous vendrais plutôt du silence, et plus cher, comme en vendit un jour Démosthène, contre des deniers qui le rendirent aphone. » Néanmoins, il en jeta trois ou quatre poignées sur le tillac. Et j’y vis des paroles bien piquantes, des paroles sanglantes (le pilote nous disait qu’elles retournaient parfois au lieu d’où elles avaient été proférées, mais c’était à se couper la gorge), des paroles horrifiques et d’autres assez désagréables à voir. Lorsque elles eurent fondu toutes ensemble, nous entendîmes hin, hin, hin, hin, his, tic, torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, tracc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr, On, on, on, on, ououououon, goth, magoth, et je ne sais quels autres mots barbares ; et il disait que c’était ce qu’on perçoit de la charge et du hennissement des chevaux au moment du corps-à-corps. Puis nous en entendîmes d’autres grosses qui, en dégelant, rendaient