Moli Re Le Malade Imaginaire
Scène X
TOINETTE, en médecin, ARGAN, BÉRALDE.
TOINETTE, en médecin: Monsieur, je vous demande pardon de tout mon cœur.
ARGAN: Cela est admirable!
TOINETTE: Vous ne trouverez pas mauvaise, s'il vous plaît, la curiosité que j'ai eue de voir un illustre malade comme vous êtes; et votre réputation, qui s'étend partout, peut excuser la liberté que j'ai prise.
ARGAN: Monsieur, je suis votre serviteur.
TOINETTE: Je vois, Monsieur, que vous me regardez fixement. Quel âge croyez-vous bien que j'aie?
ARGAN: Je crois que tout au plus vous pouvez avoir vingt-six, ou vingt-sept ans.
TOINETTE: Ah, ah, ah, ah, ah! j'en ai quatre-vingt-dix.
ARGAN: Quatre-vingt-dix?
TOINETTE: Oui. Vous voyez un effet des secrets de mon art, de me conserver ainsi frais et vigoureux.
ARGAN: Par ma foi! voilà un beau jeune vieillard pour quatre-vingt-dix ans.
TOINETTE: Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, pour chercher d'illustres matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m'occuper, capables d'exercer les grands et beaux secrets que j'ai trouvés dans la médecine. Je dédaigne de m'amuser à ce menu fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et de fluxions, à ces fiévrottes, à ces vapeurs, et à ces migraines. Je veux des maladies d'importance: de bonnes fièvres continues avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes pleurésies avec des inflammations de poitrine: c'est là que je me plais, c'est là que je triomphe; et je voudrais, Monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l'agonie, pour vous montrer l'excellence de mes remèdes, et l'envie que j'aurais de vous rendre service.
ARGAN: Je vous suis obligé, Monsieur, des bontés que vous avez pour moi.
TOINETTE: Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l'on batte comme il faut.