milton friedman
Source : La monnaie et ses pièges, Milton Friedman, Ed Dunod
La plus occidentale des îles de l'archipel micronésien des Carolines - Uap ou Yap comptait, à l'époque de la colonisation allemande de ce groupe d'îles, entre 1899 et 1919, quelque cinq à six mille habitants. Leurs mœurs et leurs coutumes ont été décrites par l'anthropologue américain William Henry Furness qui, pour avoir vécu plusieurs mois parmi eux, leur consacra en 1910 un ouvrage passionnant, intitulé « L'île à la monnaie de pierre », en raison du système monétaire local qui l'avait particulièrement frappé; c'est aussi le titre du présent chapitre.
Comme leur île ne renferme aucun métal, ils ont eu recours à la pierre.
Celle-ci, qu'il leur faut extraire et façonner, représente aussi pleinement un travail que les pièces métalliques des pays civilisés, dont la matière première est tirée du sous-sol avant d'être traitée. Ils utilisent ainsi comme instrument d'échange des roues de pierre de grande taille, peu friables et épaisses, d'un diamètre de 30 cm à 3,6 m, qu'ils appellent fei ; ces roues sont percées en leur centre d'un trou proportionné à leur diamètre, où peut être enfilée une perche assez grosse et assez robuste pour en supporter le poids et faciliter leur transport. Ces « pièces de monnaie» de pierre sont faites d'un calcaire que l'on trouve sur une autre île, distante d'environ quatre cents milles. Elles sont extraites des carrières de cette île, taillées sur place, et rapportées à Uap par des navigateurs indigènes d'esprit aventureux, sur des canots ou des radeaux ...
Cette monnaie de pierre présente une caractéristique notable: son propriétaire n'a pas besoin d'en détenir matériellement la possession. Si la conclusion d'une transaction implique le prix d'un fei trop lourd pour être aisément transportable, son nouveau propriétaire accepte parfaitement en paiement une simple attestation de propriété, sans même l'apposition sur la pierre