Maupassant
Pierre et Jean, Chapitre 8
1 Le 1er octobre, la Lorraine, venant de Saint-Nazaire, entra au port du Havre, pour en repartir le 7 du même mois à destination de New York ; et Pierre Roland dut prendre possession de la petite cabine flottante où serait désormais emprisonnée sa vie. Le lendemain, comme il sortait, il rencontra dans l'escalier sa mère qui l'attendait et qui murmura d'une voix à peine intelligible :
"Tu ne veux pas que je t'aide à t'installer sur ce bateau ?
- Non, merci, tout est fini." Elle murmura : "Je désire tant voir ta chambrette.
- Ce n'est pas la peine. C'est très laid et très petit." Il passa, la laissant atterrée, appuyée au mur, et la face blême.
5 Or Roland, qui visita la Lorraine ce jour-là même, ne parla pendant le dîner que de ce magnifique navire et s'étonna beaucoup que sa femme n'eût aucune envie de le connaître puisque leur fils allait s'embarquer dessus. Pierre ne vécut guère dans sa famille pendant les jours qui suivirent. Il était nerveux, irritable, dur, et sa parole brutale semblait fouetter tout le monde. Mais la veille de son départ il parut soudain très changé, très adouci. Il demanda, au moment d'embrasser ses parents avant d'aller coucher à bord pour la première fois :
"Vous viendrez me dire adieu, demain sur le bateau ?"
Roland s'écria : "Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas, Louise ?
- Mais certainement", dit-elle tout bas.
Pierre reprit :
10 "Nous partons à onze heures juste. Il faut être là-bas à neuf heures et demie au plus tard.
- Tiens ! s'écria son père, une idée. En te quittant nous courrons bien vite nous embarquer sur la Perle afin de t'attendre hors des jetées et de te voir encore une fois. N'est- ce pas, Louise ?
- Oui, certainement." Roland reprit :
"De cette façon, tu ne nous confondras pas avec la foule qui encombre le môle quand partent les transatlantiques. On ne peut jamais reconnaître les siens dans le tas. Ça te va ?
- Mais oui, ça me va. C'est entendu."