L'abbé PrévostVous dirai-je quel fut le déplorable sujet de mes entretiens avec Manon pendant cette route, ou quelle impression sa vue fit sur moi lorsque j’eus obtenu des gardes la liberté d’approcher de son chariot ? Ah ! les expressions ne rendent jamais qu’à demi les sentiments du cœur. Mais figurez-vous ma pauvre maîtresse enchaînée par le milieu du corps, assise sur quelques poignées de paille, la tête appuyée languissamment sur un côté de la voiture, le visage pâle et mouillé d’un ruisseau de larmes qui se faisaient un passage au travers de ses paupières, quoiqu’elle eût continuellement les yeux fermés. Elle n’avait pas même eu la curiosité de les ouvrir lorsqu’elle avait entendu le bruit de ses gardes, qui craignaient d’être attaqués. Son linge était sale et dérangé, sans mains délicates exposées à l’injure de l’air ; enfin, tout ce composé charmant, cette figure capable de ramener l’univers à l’idolâtrie, paraissait dans un désordre et un abattement inexprimables. J’employai quelque temps à la considérer, en allant à cheval à côté du chariot. J’étais si peu à moi-même que je fus sur le point, plusieurs fois, de tomber dangereusement. Mes soupirs et mes exclamations fréquentes m’attirèrent d’elle quelques regards. Elle me reconnut, et je remarquai que, dans le premier mouvement, elle tenta de se précipiter hors de la voiture pour venir à moi ; mais, étant retenue par sa chaîne, elle retomba dans sa première attitude. Je priai les archers d’arrêter un moment par compassion ; ils y consentirent par avarice. Je quittai mon cheval pour m’asseoir auprès d’elle. Elle était si languissante et si affaiblie qu’elle fut longtemps sans pouvoir se servir de sa langue ni remuer ses mains. Je les mouillais pendant ce temps-là de mes pleurs, et, ne pouvant proférer moi-même une seule parole, nous étions l’un et l’autre dans une des plus tristes situations dont il y ait jamais eu d’exemple. Nos expressions ne le furent pas moins, lorsque nous eûmes retrouvé la liberté de