Les mots - extrait "le portrait du grand-père"
« Restait le patriarche : il ressemblait tant à Dieu le Père qu’on le prenait souvent pour lui. Un jour, il entra dans une église par la sacristie ; le curé menaçait les tièdes des foudres célestes : « Dieu est là ! Il vous voit ! » Tout à coup les fidèles découvrirent, sous la chaire, un grand vieillard barbu qui les regardait : ils s’enfuirent. D’autres fois, mon grand père disait qu’ils s’étaient jetés à ses genoux. Il prit goût aux apparitions. Au mois de septembre 1914, il se manifesta dans un cinéma d’Arcachon : nous étions au balcon, ma mère et moi, quand il réclama la lumière ; d’autres messieurs faisaient autour de lui les anges et criaient : « Victoire ! Victoire ! » Dieu monta sur scène et lu le communiqué de la Marne. Du temps que sa barbe était noire, il avait été Jéhovah et je soupçonne qu’Emile est mort de lui, indirectement. Ce Dieu de colère se gorgeait du sang de ses fils. Mais j’apparaissais au terme de sa longue vie, sa barbe avait blanchi, le tabac l’avait jaunie et la paternité ne l’amusais plus. M’eût-il engendré, cependant, je crois bien qu’il n’eût pu s’empêcher de m’asservir : par habitude. Ma chance fut d’appartenir à un mort : un mort avait versé les quelques gouttes de sperme qui font le prix ordinaire d’un enfant ; J’étais un fief du soleil, mon grand père pouvait jouir de moi sans me posséder : je fut sa « merveille » parce qu’il souhaitait finir ses jours en vieillard émerveillé ; il prit le parti de me considérer comme une faveur singulière du destin, comme un don gratuit et toujours révocable ; qu’eût-il exigé de moi ? Je le comblais de ma seule présence. Il fut le Dieu d’Amour avec la barbe du Père et le Sacré-Cœur du Fils ; il me faisait l’imposition des mains, je sentais sur mon crâne la chaleur de sa paume, il m’appelait son tout-petit d’une voix qui chevrotait de tendresse, les larmes embuaient ses yeux froids. Tout le monde se récriait : « Ce garnement l’a rendu fou ! » Il