LE TEMPS DESSINE
L A U R E N T B E A U D O U I N
L’architecture se pense avec les mains. La pensée a besoin du recul du dessin pour voir ce qu’elle fait. Le croquis d’architecture est une calligraphie qui est à la fois une figure et un texte. « Ce que j’écris n’est pas à moi » dit Fernando Pessoa, de la même façon, le dessin ne nous appartient pas complètement. C’est une projection souvent hasardeuse et rebelle. Le dessin est un outil d’indépendance, la main est en quelque sorte en dehors du corps, elle écrit ce que pensent les yeux. La pensée n’est pas l’intelligence, le projet demande à l’intelligence de se mettre un peu en veilleuse, la pensée est plus volatile. L’intelligence n’est jamais qu’entrevoir une chose par un côté, il lui est impossible de tout pénétrer à la fois, impossible d’atteindre cette lucidité qui permettrait de voir le monde comme s’il était transparent. Le dessin nous laisse un délai, il temporise, il y a un retard entre l’idée d’un dessin et l’instant où la main se décide à bouger, le trait est plus lent que la pensée, le papier lui résiste et donne à la ligne une inertie salutaire, le frottement du crayon préserve de l’oubli et laisse à la pensée le temps de réfléchir. Le tracé du dessin est une perte de matière, une usure, le dessin fixe un acte produit dans la durée, c’est la section d’un mouvement. La présence de ce temps donne au trait une densité finalement plus troublante que le simulacre de l’espace, l’esquisse conserve une part de ce moment, le temps est encore là, prisonnier de la surface, piégé dans les fibres du papier. Le dessin est une pellicule de temps mise à plat dans l’espace.
Les yeux et la main ne voient pas l’espace sous le même angle, les yeux sont habitués à voir des objets en relief, éclairés de l’extérieur, tandis que la main représente un monde qui semble s’enfoncer à l’intérieur de la surface du papier et qui paraît contenir