Le parti pris des choses de francis ponge
Le Pain
La surface du pain est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne : comme si l’on avait à sa disposition[1] sous la main[2] les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes.[3] Ainsi donc une masse amorphe[4] en train d’éructer[5] fut glissé pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s’est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses . . . Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles[6] minces où la lumière avec application couche ses feux, – sans un regard pour la mollesse ignoble[7] sous-jacente. Ce lâche[8] et froid sous-sol que l’on nomme la mie[9] a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées[10] par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit[11] ces fleurs fanent et se rétrécissent :[12] elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable . . . Mais brisons-la[13] : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation.[14]
(Le Parti pris des choses)
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[1] à sa disposition : available
[2] sous la main : at hand, litéralement aussi under the hand
[3] Les Alpes sont en Europe, le Taurus en Turquie; la Cordillère des Andes est une chaîne de montagnes en Amérique du Sud.
[4] amorphe : uncrystallized (minérologie); disorganized; soft
[5] éructer (ety. vomir) : emit, belch
[6] dalles : stone slabs (for paving and floors)
[7] ignoble : not noble, without distinction
[8] lâche : loose, soft; cowardly
[9] la mie : inside of the bread, as opposed to crust
[10] soudées : welded
[11] rassit : becomes stale but not yet hard
[12] rétrécissent : shrink
[13] brison-la : let’s break it. En même temps Ponge fait un jeu de mot sur l’expression « brisons-là » (let’s stop there).
[14] objet de consommation : consumers’ product; consommation : brining something to its