La critique de l’ego-histoire par pierre bourdieu
Pour dépouiller de sa brutalité objectivante l’analyse que j’ai esquissée ici de l’habitus philosophique d’une génération de philosophes français qui a la particularité d’avoir imposé ses particularités à tout l’univers, et, peut-être, faire tomber ainsi quelques résistances, je crois qu’il n’est pas inutile de procéder à un exercice de réflexivité en essayant d’évoquer à grands traits mes années d’apprentissage de la philosophie. Je n’ai pas l’intention de livrer des souvenirs dits personnels qui forment la toile de fond grisâtre des autobiographies universitaires : rencontres émerveillées avec des maîtres éminents, choix intellectuels entrelacés avec des choix de carrière. Ce qui a été présenté récemment sous l’étiquette d’ego-histoire me paraît encore très éloigné d’une véritable sociologie réflexive. Les universitaires heureux, les seuls à qui l’on demande cet exercice d’école, n’ont pas d’histoire. Et ce n’est pas nécessairement leur rendre service, ni à l’histoire, que de leur demander de raconter sans méthode des vies sans histoires. Je ne parlerai donc que très peu de moi, de ce moi singulier en tout cas, que Pascal dit « haïssable ». Et si je ne cesse pourtant de parler de moi, il s’agira d’un moi impersonnel que les confessions les plus personnelles passent sous silence, ou qu’elles refusent, pour son impersonnalité même[1]. Paradoxalement, rien ne paraît sans doute plus haïssable, aujourd’hui, que ce moi interchangeable que dévoilent le sociologue et la socio-analyse (et aussi, mais c’est moins apparent, donc mieux toléré, la psychanalyse). Alors que tout nous prépare à entrer dans l’échange réglé des narcissismes, dont certaine tradition littéraire, notamment, a établi le code, l’effort d’objectivation de ce « sujet » que nous sommes portés à croire universel parce que nous l’avons en commun avec tous ceux qui sont le produit des mêmes conditions sociales se heurte à de violentes