Ingénu de voltaire
Saumur contenait plus de quinze mille âmes, et qu'à présent il n'y en avait pas six mille. Il ne manqua pas d'en parler à souper dans son hôtellerie. Plusieurs protestants étaient à table : les uns se plaignaient amèrement, d'autres frémissaient de colère, d'autres disaient en pleurant : Nos dulcia linquimus arva, nos patriam fugimus. L'Ingénu, qui ne savait pas le latin, se fit expliquer ces paroles, qui signifient : « Nous abandonnons nos douces campagnes, nous fuyons notre patrie. »
« Et pourquoi fuyez-vous votre patrie, messieurs? - C'est qu'on veut que nous reconnaissions le pape. - Et pourquoi ne le reconnaîtriez-vous pas? Vous n'avez donc point de marraines que vous vouliez épouser? Car on m'a dit que c'était lui qui en donnait la permission. - Ah! Monsieur, ce pape dit qu'il est le maître du domaine des rois. - Mais, Messieurs, de quelle profession êtes-vous? - Monsieur, nous sommes pour la plupart des drapiers et des fabricants. - Si votre pape dit qu'il est le maître de vos draps et de vos fabriques, vous faites très bien de ne pas le reconnaître; mais pour les rois, c'est leur affaire ; de quoi vous mêlez-vous? » Alors un petit homme noir prit la parole, et exposa très savamment les griefs de la compagnie. Il parla de la révocation de l'édit de Nantes avec tant d'énergie, il déplora d'une manière si pathétique le sort de cinquante mille familles fugitives et de cinquante mille autres converties par les dragons, que l'Ingénu à son tour versa des larmes. « D'où vient donc, disait-il, qu'un si grand roi, dont la gloire s'étend jusque chez les Hurons, se prive ainsi de tant de coeurs qui l'auraient aimé, et de tant de bras qui l'auraient servi?
- C'est qu'on l'a trompé comme