Ils possederont la terre
Elle avait grandi autour de l'hôtel paternel dans un pays de mineurs. Elle se rappelait le temps où sa mère lui taillait des robes dans des vêtements démodés qui lui étaient donnés par ses sœurs. Quand ils venaient dans la capitale, ils faisaient le voyage à la façon des pauvres, emportant leur goûter dans un vieux sac de toile. La nuit, ils dormaient sur les banquettes. Elle avait douze ans quand M. Laroudan liquida ses affaires et annonça à sa femme et à ses filles qu'il était riche. Peu après, ils s'étaient établis à Fontile.
La jeune femme avait gardé de ce passé les qualités acquises dans les cours d'hôtel en jouant avec les garçons. En dépit de son éducation de jeune fille bourgeoise, elle restait l'enfant habituée à l'admiration sans réserve et aux compliments des voyageurs.
Le matin, en montant dans le tram pour se rendre au bureau, elle se sentait libre comme une débutante. Elle jouissait par-dessus tout d'être dépouillée durant le jour du prestige de Ly tel qu'il agissait sur André ou Edward. Personne en dehors du quartier ne connaissait son drame et, à l'Administration, elle vivait comme s'il n'avait jamais existé. Il était toujours assez tôt à cinq heures, pour retrouver la pitié de madame Laroudan et ses invites à l'amour d'un enfant pour lequel elle n'éprouvait rien.
En attendant l'heure de s'habiller, elle s'abandonnait au plaisir de rêver en fumant une cigarette dans l'obscurité. Sa main entre chaque bouffée revenait instinctivement au métal poli et froid du cendrier. L'après-midi, elle avait potassé des cartes routières en vue d'un voyage que son patron projetait à San Francisco. Il lui avait proposé de l'amener de préférence à sa secrétaire particulière. Elle avait refusé spontanément. Maintenant les possibilités de ce voyage