On ne peut s’interroger sur les rapports entre connaissance, histoire et société sans rencontrer la figure de « l’intellectuel » : figure prestigieuse et énigmatique, qui à la fois éveille et déçoit la curiosité, tant la fonction à laquelle elle renvoie est imprécise et mouvante. L’utilisation substantivée du terme « intellectuel » date, on le sait, de la fin du XIXe siècle, lorsque, dans le contexte passionné de l’affaire Dreyfus, des partisans de Dreyfus ont adopté cette appellation pour signer des manifestes dans lesquels ils faisaient connaître publiquement les raisons pour lesquelles ils avaient adopté une attitude de protestataires face à une injustice dont, en tant qu’intellectuels précisément, et s’affirmant comme tels sous cette bannière, ils dénonçaient le caractère insupportable au nom des valeurs dont ils se posaient comme les défenseurs et en référence auxquelles ils se définissaient eux-mêmes : vérité, liberté, intégrité, équité, principes idéaux auxquels ils étaient directement et personnellement confrontés dans le cadre de leur activité propre, des obligations auxquelles elle est soumise et des compétences qu’elle mobilise pour le maniement des idées et des mots servant à les exprimer ; ces compétences, indispensables à l’accomplissement quotidien de leurs tâches, ils prétendaient les étendre, au-delà des domaines spécialisés dont ils avaient directement la responsabilité, à l’ensemble des activités sociales, en transférant à celles-ci les exigences de rigueur et de sincérité qui constituaient leur marque de fabrique. Cette posture de l’intellectuel universel, qui se donnait ainsi pour la première fois un nom, effectuant ainsi lasubstantisation de la fonction intellectuelle, n’était cependant pas nouvelle : Zola, rédacteur de J’accuse, prenait le relais de Voltaire, qui lui-même réitérait le geste immémorial, celui de Sénèque face à Néron, par lequel des philosophes, des écrivains, des savants, et généralement des travailleurs de l’immatériel,