Diderot
Grand navigateur du XVIII° siècle, Bougainville a raconté son voyage à Tahiti. Diderot, philosophe des Lumières et directeur de l’Encyclopédie, imagine un Supplément au voyage de Bougainville (1772) dans lequel il prend la défense des indigènes et de leurs mœurs, qu’il oppose à la cruauté de la civilisation européenne. Il donne ici la parole à un vieillard, qui, au nom de son peuple, s’adresse à Bougainville.
|1. | « Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive ; nous sommes innocents, nous|
| |sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer |
| |de nos âmes son caractère. Ici, tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos |
| |filles et nos femmes nous sont communes ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans |
|5. |tes bras ; et tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles |
| |nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre |
| |futur esclavage[1]. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc pour faire des esclaves ? Orou[2] ! toi qui entends la |
| |langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est |
| |à nous. Ce pays est à toi ! Et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et |
|10. |qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Tahiti, qu’en |
| |penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé