Claude roy permis de séjour
Retour sur les lieux du crime
Revenir, bien plus vieux mais beaucoup plus libre, sur les lieux d'un très ancien malheur pourrait faire croire au bonheur de maintenant. Au regard des vrais malheurs, ceux de mon enfance n'en sont évidemment pas. J'ai connu pourtant, de douze à dix-sept ans, ce qui s'appelait banalement alors la vie d'internat. Je l'ai vécue comme l'expérience du bagne : un Louis Lambert qui aurait connu la chiourme dont Vautrin sort durci. Napoléon semblait encore vivant après plus de deux siècles. On avait accompli son projet de former les enfants dans des casernes à science, chambrées, capo¬raux, réveil au tambour, eau froide, rangs par quatre et le colonel-proviseur au sommet de la hiérarchie des grades. Je fus ce petit vieillard de treize ans en sarrau noir, qui a toujours froid, engelures aux doigts et engelures à l'âme. Me voilà aujourd'hui un très vieux jeune homme, mais tellement plus allègre que le petit garçon que j'avais habité autrefois. Je reviens sur les lieux du crime. La longue façade carrée, les marronniers de la place, rien n'a changé. J'entre par la grande porte, et je passe calmement devant la loge du concierge. Je prends en sens inverse, et l'esprit plus tranquille, le chemin, jadis furtif et cœur battant, de nos anciennes escapades. Il fallait franchir très vite, avec audace, le poste d'observation et de garde de M. Bougeard, vieux cerbère aviné aux moustaches hérissées de Flambard. Il n'y a personne aujourd'hui dans la loge. Elle me paraît plus claire. Peut-être parce qu'on l'a repeinte ? Peut-être parce que, quarante ans plus tard, ma conscience enfin est en paix? Je n'ai plus la frousse de me faire « pincer ».
Claude ROY, Permis de séjour @ Ëd. Gallimard. 1983
1. Bagne: lieu de détention des condamnés aux travaux